L'origine des piranhas, quand l'Amazonie fut inondée par l'eau de mer

Les espèces de piranhas actuelles résultent d’une
incursion marine dans le bassin de l’Amazone

Les facteurs qui conduisent à l’apparition de nouvelles espèces sont encore mal
compris pour de nombreux animaux. Il est toutefois plus facile de retracer l’histoire
évolutive de celles dont on connait bien la répartition géographique. C’est le cas
des piranhas dont la totalité des espèces est endémique de l’Amérique du Sud. En
croisant les résultats d’une analyse phylogénétique, construite à partir de l’ADN mitochondrial des piranhas,
avec les connaissances sur les bouleversements géologiques
successifs ayant affecté leur écosystème au cours des
15 derniers millions d’années, une équipe de chercheurs de
l’IRD et de leurs partenaires est parvenue à mieux
comprendre l’histoire évolutive de cette sous-famille de poissons. Il y a environ 4
millions d’années, l’augmentation du niveau des mers
aurait permis l’isolement de petites populations de piranhas
dans le haut cours des fleuves favorisant ainsi la formation
des espèces actuelles. Celles-ci auraient ensuite
colonisé la partie basse des cours d’eau après le retrait
de l’océan Atlantique . Une hypothèse de peuplement
qui s’oppose à la théorie jusqu’alors en vigueur qui permet
par ailleurs de revoir à la baisse l’âge des espèces
actuelles de piranhas.
Les piranhas vivent exclusivement dans les eaux douces d’Amérique du sud.
Leur répartition s’étend du bassin fl uvial de l’Orénoque (Venezuela) au nord, à celui du
Paraná (Argentine) au sud. Sur cet ensemble, qui comprend également tout le bassin
de l’Amazone, les biologistes ont répertorié 28 espèces carnivores. Malgré le succès
évolutif de cette sous-famille de poissons, les mécanismes à l’origine de la richesse
spécifi que de ce groupe sont encore mal connus. Une équipe de l’IRD, travaillant en
partenariat avec des scientifi ques boliviens et péruviens, a donc cherché à établir comment
ces espèces ont pu évoluer au cours des 15 derniers millions d’années au travers
d’échantillons prélevés sur toute l’étendue de leur distribution. Entre septembre 2002
et juin 2003, les scientifi ques ont d’abord collecté de nombreux spécimens de piranhas
en Amazonie bolivienne. Puis, un échantillonnage
complémentaire a été réalisé en Amazonie brésilienne et péruvienne, dans
l’Orénoque au Venezuela, et dans le São Francisco et le Paraná-Paraguay au Brésil.
A partir de 15 points de collecte répartis sur l’ensemble du réseau hydrographique
sud-américain, les chercheurs ont retenu 57 spécimens représentatifs de 21 espèces
différentes de piranhas. L’ADN mitochondrial des piranhas ayant une
vitesse de mutation particulièrement élevée, il a pu servir de base pour reconstituer
l’évolution des différentes espèces actuelles pourtant très proches les unes des autres.
Ces techniques de biologie moléculaire ont permis de conclure que les piranhas qui
peuplent aujourd’hui les rivières de l’Amérique
du Sud n’ont que quelques millions d’années. Or la datation de fossiles dont les caractéristiques morphologiques sont très
proches de celles des piranhas actuels laisse fortement présager que cette sous-famille de poissons était déjà présente dans les cours
d’eau d’Amérique du Sud il y a 25 millions d’années. Les espèces modernes sont donc le fruit d’une diversifi cation récente. Par ailleurs,
la construction d’un arbre phylogénétique regroupant les 21 espèces de l’étude a permis
d’établir les relations de parenté entre chacune d’elle afi n de tester plusieurs hypothèses de diversifi cation au fi l du temps. En recoupant
ces données avec les modifi cations à l’échelle géologique qui ont affecté les écosystèmes aquatiques au fi l du temps, les biologistes ont
pu montrer que les incursions marines ont joué un rôle fondamental dans l’apparition puis la distribution des piranhas. En effet, il y a 5 millions
d’années, l’océan Atlantique s’est insinué dans la plaine d’inondation de l’Amazone. L’eau salée a envahi la partie aval du fl euve et de
ses affl uents située au dessous de 100 mètres d’altitude, faisant disparaître bon nombre d’espèces de poissons d’eau douce. Certaines
d’entre elles seraient néanmoins parvenues à trouver refuge plus en altitude dans les rivières situées notamment au niveau des boucliers
guyanais et brésiliens. Cette hypothèse est confi rmée par l’analyse ADN qui a montré que les populations de piranhas présentes dans la
plaine d’inondation de l’Amazone située 100 mètres au-dessus du niveau de la mer n’ont pas plus de 3 millions d’années d’existence.
Jusqu’alors, certains spécialistes avaient suggéré que les espèces actuelles de piranhas avaient vu le jour dans la partie basse des
grands fl euves d’Amérique du Sud. A partir de ce que les scientifi ques pensaient être des centres
de spéciation, les piranhas auraient ensuite colonisé la partie amont des cours d’eau. Mais les résultats de l’étude accréditent un autre
scénario. Selon cette nouvelle hypothèse, des populations de piranhas se seraient maintenues
pendant la phase d’incursion marine dans les parties amont des rivières. Celles-ci se seraient différenciées en espèces suite à
la fragmentation de l’aire de distribution mais probablement aussi sous l’effet de contraintes
écologiques propres au bassin où elles étaient maintenus isolées les unes des autres. Après le retrait de l’océan, il y a 3 millions d’années,
ces piranhas auraient fi nalement pu rejoindre la plaine de l’Amazone qui aurait fait offi ce de
collecteur de biodiversité. Reste maintenant à savoir quels paramètres écologiques ont pufavoriser la diversifi cation des populations de
piranhas confi nées dans la partie haute des rivières. L’une des hypothèses envisagées met en avant la qualité des eaux comme facteur
de différenciation écologique et morphologique des espèces. Pendant l’étude de terrain, les biologistes ont en effet constaté que certaines
d’entre elles sont très localisées géographiquement et écologiquement. Serrasalmus hollandi se rencontre par exemple majoritairement dans les eaux turbides riches en sédiments provenant des torrents andins. Une nouvelle espèce de piranha découverte par les biologistes
est pour sa part présente uniquement dans les rivières dont l’eau cristalline est très peu chargée en sédiments. La qualité de l’eau ne
peut toutefois être considérée comme l’unique facteur de spéciation, un troisième piranha
étant retrouvé indifféremment dans les deux catégories de cours d’eau. L’ensemble de ces résultats suggère fi nalement que la superposition
de facteurs historiques et écologiques, intervenant à différentes échelles
spatiales et temporelles, est responsable de la diversifi cation des piranhas. Un cheminement évolutif qui devrait être transposable à
d’autres communautés de poissons présentes en Amérique du Sud.